La lettre de la Preuve |
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ISSN 1292-8763 |
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Ces distinctions recouvrent des fonctionnements cognitifs très différents. C'est pourquoi elles deviennent essentielles pour étudier, dans une perspective d'apprentissage, toutes les questions relatives aux rapports entre argumentation et démonstration.
Nous n'avons évidemment pas la prétention d'être exhaustif. Nous en indiquerons quatre dans le but de souligner la complexité des phénomènes relatifs à une problématique de l'argumentation dans le cadre d'un enseignement et d'un apprentissage des mathématiques.
Il y a différents facteurs qui déterminent le contexte de production d'un argument : la position de l'interlocuteur vis-à-vis de celui qui argumente (coopération, conflit...) le motif de l'argumentation (prendre une décision, trouver la solution d'un problème...) et son enjeu (faire changer quelqu'un de point de vue, diminuer les risques d'erreurs ou d'impasses dans un choix...). Dans le cas de l'argumentation en mathématique, le contexte de production est déterminé par le problème à résoudre. C'est certainement là un des points de consensus les plus forts entre les chercheurs en didactique. Il suffit de regarder la fréquence de la locution "résolution de problème" dans les différentes communications de travaux en didactique. Il nous semble cependant que la notion de problème reste encore un notion trop générale et que le choix d'un problème mathématique précis pour observer des élèves, reste souvent trop contingent. Entre l'extrême généralité de la notion de problème et le caractère, quoi qu'on en dise, toujours particulier des problèmes posés, il n'existe encore aucun niveau intermédiaire d'analyse. Précisons : l' analyse du problème choisi est faite en aval, c'est-à dire en fonction de sa solution ou de ses solutions, et non pas en amont, c'est-à-dire en fonction des variations possibles des données et des variations de distance qui en résultent entre l'énoncé et l'initialisation des premiers traitements mathématiquement pertinents. Plus radicalement, on ne dispose pas d'une classification élémentaire des problèmes qui permette de comparer entre eux des problèmes purement mathématiques et des problèmes d'application des mathématiques, du point de vue des processus d'argumentation heuristique. Et la comparaison pourrait aussi devoir se faire en variant les domaines mathématiques : géométrie, arithmétique, probabilités, algèbre.
Les capacités d'appréhension et le niveau
de compréhension accessibles sur une question (topic)
ne sont pas du tout les mêmes dans les positions
alternantes parole-écoute et dans celles
rédaction- relecture (on ne se lit pas, on se relit).
Jusqu'à ces dernières années on a peu
prêté d'attention à l'importance de ces
différences que l'on effaçait en parlant de
"langage" et de "pratiques langagières". Pourtant le
passage d'un mode oral d'expression à un mode
écrit d'expression est complexe et il présente
de sérieuses difficultés même au niveau
du collège. En effet ce passage requiert une
"réorganisation" ou une "restructuration" de
l'expression, ainsi que Vygotski l'avait expliqué
(1985, p. 360-368, 376).
Cela n'est pas sans conséquence
pour une étude de l'argumentation. L'argumentation
rhétorique se développe surtout selon le mode
oral d'expression. Le problème qui se pose est de
savoir si l'argumentation heuristique est liée de
façon privilégiée à l'un de ces
deux modes. Ce qui nous renvoie à la question de
savoir si la pratique des mathématiques, aujourd'hui,
peut être purement orale. Mais, souvent pour des
raisons pédagogiques et didactiques, on
privilégie des situations de coopération et de
discussion entre élèves pour le travail de
résolution de problème. Ce qui revient
évidemment à privilégier le mode oral
d'expression. Quels peuvent être alors les fonctions
et l'apport d'un passage à l'écriture ?
Remplir une fonction de communication et
d'institutionnalisation, ce qui reste dans le prolongement
d'un mode oral d'expression ou, au contraire des fonctions
de traitement et de contrôle, y compris pour les
textes de preuve, ce qui implique une rupture avec le mode
oral d'expression ? Comme on le voit derrière cette
question, c'est tout le problème des
interférences entre le contexte une argumentation
rhétorique et celui de l'argumentation heuristique
qui est posé. Peut-être est-ce l'un des apports
d'un environnement informatique que de permettre une
dissociation complète de ces deux types de
contextes.
Nous avons insisté sur le caractère fondamental de la notion de discursivité. Elle implique nécessairement la mobilisation d'un "langage" naturel ou formel. Existe-t-il un langage mathématique comme on le dit quelque fois ? Cette question ne nous semble pas être une question bien posée. Le problème n'est pas celui de la langue utilisée mais celui des opérations discursives que l'on peut faire avec une langue. Toutes les opérations discursives peuvent être regroupées autour de quatre grandes fonctions discursives : désigner des objets, dire quelque chose de ces objets qui prenne ipso facto une valeur épistémique (énoncer une proposition), générer d'autres propositions à partir d'une proposition donnée et, enfin intégrer à la proposition énoncée sa valeur de prise en charge épistémique par l'énonciateur. Or ce qui est remarquable c'est la tendance, quand on parle de langage en mathématiques, à ne considérer que quelques une des différentes opérations discursives. Les pages que Freudenthal (1978) a consacrées à la distinction de trois niveaux de langage en mathématiques (niveau ostensif, niveau fonctionnel et niveau des conventions symboliques permettant de prendre en compte des variables) nous paraissent révélatrice d'une attitude encore très répandue : la réduction du langage à la seule fonction discursive de désignation d'objets.
C'est la question de l'homogénéité
des démarches durant tout le déroulement
complet d'une activité mathématique :
depuis les premières phases de recherche
jusqu'à l'établissement de la preuve
mathématique de la solution trouvée,
c'est-à-dire jusqu'à sa démonstration
ou sa "preuve formelle" selon une locution dont l'emploi a
souvent une connotation négative. On peut envisager
cette question d'un strict point de vue mathématique
et postuler l'homogénéité des
démarches : dans ce cas on pourra affirmer une
continuité cognitive entre argumenter, expliquer et
démontrer. Mais si on envisage la question d'un point
de vue cognitif, la réponse est très
différente. Et le point de vue cognitif ne peut pas
être négligé lorsqu'on envisage
l'apprentissage des mathématiques par de jeunes
élèves, chez qui les différents
registres de représentation que la pratique des
mathématiques mobilise sont encore peu, ou pas du
tout, coordonnés.
Et cela conduit à soulever deux
questions, pour lesquelles nous ne disposons pas encore
suffisamment de données d'observation vraiment
exploitables.
- En référence au travail du mathématicien, on insiste beaucoup sur le moment de l'élaboration d'une conjecture. Mais, au moins pour les élèves, les arguments qui conduisent à dégager et à maintenir une conjecture permettent-ils également de trouver les moyens sa preuve ?
- Les capacités de contrôle qu'un élève peut avoir de la pertinence des arguments produits lorsqu'il cherche à démontrer une conjecture formulée, et retenue, sont-elles considérablement développées lorsqu'il a compris les différences de fonctionnement discursif entre les "preuves formelles" et les argumentations rhétoriques qui, elles, sont plus familières ou plus spontanées ?
On voit donc la complexité des problèmes liés à l'étude des démarches d'argumentation. Nous serions presque tentés de dire qu'il est plus facile de faire accéder les élèves à la démonstration qu'à une certaine maîtrise de l'argumentation, du moins de l'argumentation rhétorique. Mais terminons en attirant l'attention sur une situation paradoxale de l'enseignement des mathématiques. L'importance reconnue à la communication et aux interactions sociales en didactique conduit nécessairement à donner une priorité de fait au langage naturel. Or en même temps on ne veut retenir que des modèles cognitifs d'apprentissages dans lesquels le rôle du langage, du moins du langage naturel, est mis au second plan. L'un des intérêts d'une problématique de l'argumentation est de bien mettre en lumière cette situation paradoxale.
Balacheff N. (1982) Preuve et démonstration
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Vygotski L.S. (1934). Pensée et langage
(traduction française 1985 ). Paris : Editions
sociales.
Les réactions à la contribution de Raymond
Duval seront
publiées dans la Lettre de la Preuve de
Janvier/Février 00
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