Juillet/Août 1999

 

Argumentation et démonstration:
Une relation complexe, productive et inévitable
en mathématique et dans l'enseignement des mathématiques

par
Paolo Boero
Département de mathématiques
Université de Gènes
Italie

 

Je reconnais l'importance de la contribution de N. Balacheff au sujet abordé dans la dernière Lettre de la Preuve notamment pour ce qui concerne la discussion des différentes conceptions de l'argumentation et de ses liens complexes avec la preuve (en mathématiques).

Je voudrais commencer par quelques remarques ponctuelles à propos de la cohérence entre la première partie et la seconde partie de la contribution de NB, et j'aimerais considérer deux points en particulier.
   NB écrit: "L'argumentation dans la pratique commune est spontanée". Cet énoncé doit être relié aux types particulier d'argumentation. Une longue expérience des classes italiennes dans des contextes socio-culturels de bas niveau montre que si les argumentations au sens de Perelman sont spontanément mises en oeuvre par les élèves, en revanche les argumentations au sens de Toulmin et Ducrot appellent une très importante médiation de la part de l'enseignant.
   MB parle de "la liberté que l'on pouvait se donner, en tant que personne, dans le jeu d'une argumentation". Une fois encore il me semble que ce commentaire est inaproprié pour les argumentations au sens de Toulmin (voire même au sens de Ducrot).

Venons en maintenant au point principal dans la seconde partie de la contribution de NB (pages 3 et 4) : le rôle de l'argumentation dans l'approche de la démonstration [mathematical proof], en particulier le fait que l'argumentation pourrait être un obstacle épistémologique à l'approche de la démonstration.
   Là, je dois dire qu'il existe une différence significative entre la perspective plus ou moins explicitement présentée par NB et notre propre perspective ("notre" renvoie ici au groupe de recherche que je dirige à Gènes). Cette différence peut aider à comprendre pourquoi je n'entre pas dans le discours sur l'argumentation de la façon dont NB le propose, mais je me concentre sur d'autres aspects. Cette différence consiste principalement dans le fait que, de notre point de vue, la distinction entre "prouver" en tant que processus et "preuve" en tant que produit est un élément majeur de la discussion sur le rôle de l'argumentation dans l'activité mathématique portant sur les théorèmes. Et plus important encore, la nature de ces deux activités est aussi considérée d'une façon différente.
   Dans notre perspective, l'approche de la démonstration relève d'un compagnonage (apprenticeship) à à la fois culturel et cognitif -- i.e. une entrée dans une culture des théorèmes (et des théories mathématiques). Je fais ici référence à une définition de théorème donnée par Bartolini et al (1997) en tant qu' "énoncé", "preuve" et "théorie de référence".
   Dans ce cadre, entrer dans la culture des théorèmes signifie développer des compétences spécifiques inhérentes à la production de conjectures, à la preuve (proving) de ces conjectures en prenant en compte des éléments de savoirs théoriques. Des analyses épistémologiques et cognitives sont nécessaires pour sélectionner les éléments particuliers, essentiels, dans la production et la preuve des conjectures et les théories auxquelles les étudiants seront confrontés dans leur apprentissage. De cette façon, entrer dans la culture des théorèmes sera accessible et pleine de sens (du point de vue mathématique) pour la plus part d'entre eux. Par exemple, le rôle crucial de l'exploration dynamique (cf. Boero et al, 1996; see also Simon, 1996) de la situation problème dans la production et la preuve des conjectures doit pris en compte ; ceci peut aider à la sélection du "champ d'expérience" et des tâches dans lesquelles une telle dynamique est "naturelle" pour les élèves. De plus, ce phénomène d'une continuité (possible) entre la production d'une conjecture et la production de sa preuve (voir "Cognitive Unity of Theorems": Garuti et al, 1996, 1998) doit être prise en compte pour sélectionner les situations-problèmes dans lesquelles cette continuité se développera de la meilleure façon. Un autre point crucial concerne le fait que les théorèmes (i.e. les énoncés, preuves et théories) appartiennent à la culture scientifique (au sens de Vygotsky, "Pensée et language", Chapter VI). Une médiation appropriée de l'enseignant est requise pour tout ces aspects and lesquels il y a une rupture significative avec la culture du quotidien : la forme des énoncés, la structure des démonstrations comme textes, la nature des raisonnements permis, l'organisation particulière des théories mathématiques, etc.

Dans le cadre dont sont dessinées ci-dessus les grandes lignes, lorsque nous nous occupons du rôle de l'argumentation dans les activités mathématique portant sur les théorèmes, nous devons prendre en compte différents aspects de ces activités. Je vais décrire ces aspects comme des "phases" dans les activités de production de conjecture et de construction de démonstration (bien qu'ils ne puissent être séparés et rangés dans un ordre linéaire dans le travail du mathématicien -- nous y reviendrons) :

I) production d'une conjecture (incluant : exploration de la situation problème, identification des "régularités", indentification des conditions sous lesquelles ces régularités sont placées, identification des arguments en faveur de la plausibilité de la conjecture produite, etc.). Cette phase appartient au versant privé du travail du mathématicien. Nous pouvons remarquer que le processus d'appropriation d'un énoncé donné partage des aspects importants avec cette phase (exploration de la situation problème sous-jacente à l'énoncé, identification des arguments en faveur de sa plausibilité, etc.) ;

II) formulation de l'énoncé en suivant des conventions textuelles partagées (cette phase conduit habituellement à un document publiable)

III) exploration du contenu (et des limites de validité) de la conjecture ; élaboration heuristique, sémantique (ou même formelle) des liens entre hypothèses et thèse ; identification des arguments appropriés, liés à la théorie de référence, pour la validation et considération des liens qui pourraient les associer (cette phase appartient habituellement au versant privé du travail du mathématicien) ;

IV) selection et enchaînement d'arguments théoriques et cohérents en une chaîne déductive, souvent guidée par l'analogie ou la connaissance de cas spécifiques, appropriés, etc. (cette phase est fréquemment résumée quand les mathématiciens presentent leur travail à leurs collègues d'une façon informelle -- voire même lors de présentations publiques telles que les séminaires, cf. Thurston, 1994) ;

V) organisation et enchaînement des arguments en une preuve qui soit acceptable selon les standards mathématiques en vigueur. Cette phase conduit à la production d'un texte pour publication. Nous pouvons observer que les standards mathématiques relatifs à cette phase ne sont pas absolus -- on perçoit cette différence lorsque l'on compare un papier publié aujourd'hui avec un autre publié au dix-huitième siècle, ou un ouvrage scolaire avec un ouvrage de niveau universitaire.

VI) approche de la preuve formelle (la démonstration). Cette phase peut être absente de l'élaboration de théorèmes par des mathématiciens (bien que la plus part d'entre eux soient conscients du fait qu'une preuve formelle peut être produite et que quelques uns puissent y parvenir dans certains cas). Parfois cette phase ne concerne que quelques parties de la preuve (quand le traitement formel est facile, ou quand certains bogues subtils doivent être trouvées). Cependant, Thurston (1994) prétend qu'il est pratiquement impossible (et vide de sens pour le mathématicien) de produire une preuve complètement formelle pour la plupart des théorèmes actuels en mathématiques. Il écrit : "nous devons reconnaître que les preuves accessible à l'entendement humain et humainement vérifiables que nous produisons effectivement sont ce qu'il y a de plus important pour nous, et qu'elles sont sensiblement différente des preuves au sens formel. Pour le moment, les preuves formelle sont innaccessibles et la plupart du temps non pertinentes : nous avons de bons procédés humains pour vérifier la validité mathématique".

Nous pouvons noter que ces six phases sont habituellement non linéairement reliées dans le travail normal du mathématicien. Par exemple, dans la cinquième phase un bogue peut être découvert dans l'enchaînement des arguments, cette découverte peut réclamer une nouvelle exploration de la situation problème et le renforcement des hypothèses (première phase) avec la formulation d'un nouvel énoncé (deuxième phase).
   Je veux aussi souligner l'importance de la distinction (qui émerge de la description ci-dessus des six "phases") entre l'énoncé d'un théorème comme un produit et conjecturer comme un processus d'une part et, d'autre part, entre la démonstration comme produit et la preuve (mathématique) comme un processus.

Revenons maintenant à l'argumentation. Pour aborder la question de l'argumentation dans l'activité mathématique, spécialement dans les processus de conjecture et de preuve, je pense qu'il peut être utile d'élaborer un cadre spécifique. Bien sûr, les conceptions de Toulmin et Ducrot doivent être prises en compte, mais aucune des deux ne parait être satisfaisante pour s'occuper des particularités de l'argumentation dans l'activité mathématique : le problème du savoir de référence n'est pas pertinente dans la conception de Ducrot, tandis que la structure linguistique de la suite des arguments n'est pas considérées de façon profonde par Toulmin. Dans les activités mathématiques, le savoir de référence et la structure des arguments sont ensemble pertinents.
   Le Webster Dictionary touche peut être à ce qui pourrait être un cadre global pour l'argumentation en tant que "The act of forming reasons, making inductions, drawing conclusions, and applying them to the case under discussion" et "Writing or speaking that argues"
   Nous pouvons remarquer que cette distinction entre l'argumentation comme processus et comme produit peut aider à interfacer l'argumentation comme processus avec prouver (mathématiquement), d'une part, et l'argumentation comme produit avec la démonstration, d'autre part. Le Webster Dictionary définit "argument" comme "A reason or reasons offered for or against a proposition, opinion or measure". Cette définition peut être développée en un discours plus global sur le "savoir de référence" dans les processus d'argumentation et de preuve. Douek (1998, 1999) exploite ces définitions pour analyser les aspects argumentatifs du processus de preuve (en mathématiques). Selon son analyse, nous pouvons considérer les rôles multiples de l'argumentation dans les activités mathématiques à propos de théorèmes.
   Dans les deux premières phases, l'argumentation concerne les analyses internes (et éventuellement publiques) de la situation problème, l'interrogation de la validité et du caractère significatif de la découverte de régularités, le raffinement des hypothèses, la discussion d'une ou plusieurs formulations possibles. Dans la troisième phase, l'argumentation joue trois rôles importants : produire (ou résumer-synthétiser à partir de la première phase -- "Cognitive Unity of Theorems": Garuti et al, 1996, 1998) les arguments pour la validation, discuter leur acceptabilité suivant ce que l'on peut exiger de leur nature (par exemple, bien qu'il soit empirique, un argument peut être pertinent dans la première phase et même dans l'approche de la validation, mais peut devoir être exclu des phases suivantes), et trouver les liens qui pourraient permettre d'aller d'un argument à l'autre. J'ajouterais que la nature de toute la troisième phase est argumentative, et la quatrième phase est elle aussi largement argumentative (spécialement ce qui concerne le contrôle de l'enchaînement des arguments). Dans la cinquième phase, l'argumentation peut jouer un rôle lors de la comparaison du texte en cours de production avec les standards en vigueur de la "rigueur", de l'organisation textuelle, etc.

Les analyses qui précèdent peuvent apporter une aide lorsque l'on doit faire face au problème de l'approche de la démonstration dans l'enseignement scolaire. Notre opinion est que deux grands problèmes doivent être traités :

la nature des arguments pris en compte par les élèves comme étant fiable pour la validation. Les élèves peuvent utiliser des arguments empiriques (mesures, etc.), des évidences visuelles, des références liées à leur corps, etc. la plupart de ces arguments sont utiles et même nécessaires dans la première, la deuxième, la troisième et (avec une fonction différente et spécifique) la quatrième phase de l'activité portant sur les théorèmes, mais doivent être rejetés au-delà de la quatrième phase. Cependant, dans les quatre dernières phases l'élève devrait nécessairement aussi renvoyer aux arguments "théoriques" appartenant à la théorie de référence (ces arguments deviennent d'un usage exclusif dans la cinquième phase) ;

la nature du raisonnement produit par les élèves. Fréquemment, ils trouvent des analogies, exemples, etc. suffisants pour être certains de la validité d'un énoncé. Alors que cela peut être utile et parfaitement acceptable dans certaines activités concernant les théorèmes (en particulier dans la première et la troisième phase et, avec une fonction différente, dans la quatrième phase), ce ne l'est plus du tout dans la cinquième phase.

Ainsi donc, lorsque nous en venons aux activités concernant les théorèmes, nous devons énoncer qu'il y a une différence importante entre les mathématiciens [working mathematicians] et les élèves : les mathématiciens sont capable de jouer non seulement un jeu argumentatif riche et libre (spécialement dans les phases I et III), mais encore un jeu argumentatif sous la contrainte croissante de règles strictes inhérentes à l'acceptabilité du produit final (spécialement dans les phases II et V) ; par contraste, les élèves font face à de sérieuses difficultés d'apprentissage des règles de ce dernier jeu et pour passer d'un jeu à l'autre (mais nous devons reconnaitre qu'ils vivent aussi des difficultés dans l'argumentation libre en mathématiques !).
   Je pense que ces deux problèmes doivent être considérés et traités d'un point de vue éducatif.

La nature des arguments (empiriques ou théoriques, etc.) auxquels les étudiants renvoient ne dépendent pas seulement de la culture-des-théorèmes développée dans la classe, mais s'appuie aussi fortement sur la nature de la tâche. Par leur nature profonde certaines tâche incitent les élèves à produire et/ou exploiter des arguments empiriques (mesure, évidence empirique, etc.). Par exemple, les tâches de géométrie plane qui sont habituellement soumises aux élèves favorisent le recours spontané à la mesure ou à l'évidence visuelle, alors que des tâches appropriées de géométrie dans l'espace pourraient empécher ce recours. A partir de ces tâches, les étudiants pourraient apprendre (guidés de l'enseignant) à exploiter des arguments appartenant à un ensemble fiable d'énoncés (les "germes de la théorie") concernant l'espace. Un exemple est présenté dans Bartolini Bussi (1996) : la situation problème concerne une table rectangulaire avex une petit balle en son centre ; les étudiants doivent réaliser un dessin de la balle sur une représentation en perspective de la table et valider leur construction en faisant référence à un "tableau des invariants" dans les représentations planes des situations spatiales. Un autre exemple est donné dans Boero et al (1996) : dans ce cas les élèves ont à trouver si (et sous quelles conditions) deux tiges parallèles font des ombres parallèles sur le sol et ils doivent valider leurs solutions en faisant référence à des propriétés géométriques des ombres solaires (en particulier, la propriété selon laquelle des tiges verticales et parallèles ont des ombres parallèles sur le sol).
   Pour ce qui concerne la nature du raisonnement, le rôle de l'enseignant devient, ici, encore plus significatif. En faisant une référence appropriée au "modèle" (ou aux "voix", selon Boero et al, 1997), l'enseignant doit progressivement souligner les types spécifiques de raisonnement. Ici endore le choix de la tâche peut aider : dans les deux exemples auxquels il est fait allusion ci-dessus, reasonner sur des exemples, considérer des cas particuliers, etc. apparaît clairement comme étant insuffisant aux yeux de élèves, et un raisonnement organisé déductivement peut apparaitre puissant. Dans de telles situations, la tâche de l'enseignant devient celle d'aider les élèves à organiser le seul raisonnement performant possible selon certaines prescriptions et certains modes définis par la communauté mathématique.

 

Reactions? Remarques?

Les réactions à la contribution de Paolo Boero seront
publiées dans la Lettre de la Preuve de Septembre/Octobre 99

© P. Boero 1999

Traduction libre N. Balacheff

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