La lettre de la Preuve

       

ISSN 1292-8763

Eté 2004

 

Introduction à l'étude de l'enseignement du raisonnement et de la preuve :
Les paradoxes

par
Guy Brousseau

 

L'enseignement du raisonnement, et particulièrement celui du raisonnement logique et mathématique, pose au didacticien, comme à l'enseignant, quelques problèmes paradoxaux bien connus : Les difficultés découlent essentiellement de trois ordres de considérations, une d'origine métamathématique, une d'ordre psychologique et sociologique et une d'ordre didactique.

i. La présentation " orthodoxe " des textes de mathématiques conduit à penser que la logique formelle (le modus ponens avec peut-être quelques autres moyens logiques) est l'instrument fondamental et nécessaire des mathématiques, et que leur but est de montrer la non contradiction de leur auteur (avec lui même et avec les mathématiques connues). Beaucoup de professeurs de mathématiques ont tendance à en déduire que, puisque les raisonnements mathématiques sont les seuls moyens d'établir publiquement la vérité d'un énoncé mathématique, ces raisonnements doivent nécessairement décrire aussi (ou servir de modèle pour décrire) la pensée qui construit correctement les mathématiques, donc qui décrivent la pensée des mathématiciens et des élèves. Il en résulte qu'ils veulent enseigner à penser, puis à raisonner directement comme on démontre. Et qu'ils confondent l'activité et le raisonnement mathématique des élèves avec son produit culturel : le moyen standard de sa communication.
Si d'autre part on admet que le fonctionnement naturel de la pensée produit des connaissances exactes par des processus (rhétoriques, heuristiques, psychologiques…) qui ne se réduisent pas à ceux qui résultent de la recherche mathématique patiente des présentations et des notations les plus commodes (pour les mathématiciens et leurs recherches), quels sont ces processus, et comment les réaliser ? ou les faire se réaliser ?
Ce paradoxe rejoint celui que rencontrent les débutants en logique : ils voudraient construire formellement la logique formelle, autrement dit en posséder une autogenèse, sur laquelle pourraient s'ériger ensuite toutes les sciences. Il leur faut vite déchanter et apprendre d'abord à distinguer la logique du constructeur de la logique qu'il construit pour entrer convenablement dans l'étude de la logique mathématique.

ii. Les humanistes doivent postuler que la " raison est la chose la mieux partagée au monde " pour fonder l'universalité de leur philosophie. L'idée qu'ils se font d'un humain conduit à considérer que chacun doit disposer d'un système personnel à l'aide duquel en dernier ressort, il interprète et évalue ce qu'on lui dit, et que chacun doit reconnaître chez l'autre cette capacité et ce droit. Toute influence (coercition, séduction, tromperie, etc.) qui échappe au contrôle de celui qui va la subir, abaisse autant celui qui l'exerce que celui qui s'y soumet. Le moyen de contrôler les influences est évidemment la " raison ", la raison commune aux deux protagonistes et les raisons propres à chacun d'eux. Le moyen légitime d'influencer un prochain est donc de le convaincre, et de le convaincre en se servant de ses propres critères et connaissances. Respecter l'autre ce n'est pas accepter ses croyances sans les examiner, mais c'est en débattre, s'il y a nécessité, selon certaines règles.
Mais alors, être doué de raison est une condition, et un préalable indispensable non seulement à tout enseignement des mathématiques, mais aussi à toute influence légitime, et donc en particulier à l'éducation ?

Dans ces deux premières questions le problème est comparable : comment enseigner à un élève " comment raisonner " s'il ne le sait pas déjà, alors que le raisonnement est justement le moyen qui lui est indispensable pour comprendre et apprendre ce que c'est que raisonner ? comment lui enseigner à n'accepter de conclusions que par l'exercice de son propre jugement et sans se laisser influencer par d'autres causes alors que ce jugement n'est pas encore acquis… ?

iii. Les paradoxes de l'apprentissage " constructiviste " (obstacles) et ceux du contrat didactiques (le professeur ne peut pas dévoiler ce qu'il veut que l'élève fasse par lui même) ont été mis en évidence par la T.S.D.M. Ils sont particulièrement aigus dans le cas de l'apprentissage du raisonnement. (Exemples :
- comment faire en sorte que l'élève se sente " responsable " de sa réponse à un problème, alors que ce problème lui est proposé par son professeur, justement parce que ce dernier pense que, peut-être il ne saura pas le faire ? quel entrepreneur accepterait un contrat dont il ne saurait pas comment le satisfaire ?
- le professeur peut-il utiliser des moyens d'enseignement - i.e. manipuler des causes d'apprentissages - qui seraient différentes des raisons de savoir que l'élève devra finalement utiliser. Autrement dit quelles sont les limites de la manipulation de l'élève par le professeur. Etc.)

Plus concrètement, le problème didactique est différent selon que l'on considère que l'enseignant " enseigne un savoir " constitué, ou qu'il fait " comprendre " ces savoirs et " fait approprier des connaissances et des pratiques ".
Dans le premier cas, il suffit d'exposer le savoir à l'élève dans un ordre qui économise au maximum le temps didactique et qui respecte l'autoréférence : les ordres systématiques, rationnels, logiques, ou mieux axiomatiques réalisent ces conditions. L'enseignant laisse à l'élève le soin de " comprendre ", d'apprendre et d'utiliser le savoir qui lui est ainsi dévolu.
Le second cas, en faisant basculer dans les attributions de l'enseignant, les obligations de " faire comprendre ", " faire apprendre " " faire utiliser " le contrat didactique, semble plus approprié au projet humaniste. Mais, surtout si on interprète ces trois exigences comme équivalentes à " faire produire le savoir par l'élève lui même" et qu'on délègue au professeur le soin d'imaginer comment il peut obtenir ce résultat, le défi se heurte alors aux paradoxes signalé ci-dessus.

Car l'enseignant ne peut pas modifier la présentation orthodoxe des mathématiques, il ne lui reste guère alors qu'à essayer de corriger et de compléter la première solution par des adjuvants :
- par des redondances, des répétitions, des comparaisons et autres analogies supposées faire mémoriser les textes
- par des " explications ", des représentations, des illustrations, des commentaires et autres circonlocutions par lesquelles il tentera de rattacher les connaissances des élèves à celles de son exposé mathématique axiomatisé
- par des exercices et des problèmes plus ou moins " ouverts " dont il espère qu'ils stimuleront assez bien une activité mathématique assez comparable à son modèle : l'activité des mathématiciens.
- ou/et surtout par des dispositifs pédagogiques formels (non didactiques) destinés à limiter ou à combattre une de ses nombreuses soi-disant " mauvaises tendances".

à parler : ce qui empêche l'élève de le faire lui même
à faire parler l'élève au lieu de le faire agir,
à enseigner au lieu de laisser l'enfant se développer conformément à son développement spontané
à construire le savoir suivant la culture au lieu de laisser l'enfant construire " son " savoir " en toute créativité, nouveauté, inventivité
à concentrer sur lui-même l'attention de l'élève au lieu de le renvoyer à l'influence bienfaisante de petits groupes travaillant librement
à proposer des sujets scolaires au lieu de les emprunter au riche terroir des activités techniques et sociales du milieu " naturel " de l'élève.
à préférer d'ennuyeux sujets scolaires de préférence à des occupations ludiques attractives et par conséquent instructives
à choisir des sujets théoriques et par conséquent inutiles de préférence à des sujets pratiques donc intelligibles et utiles
à établir un rapport entre le travail accompli par chaque élève et le projet d'instruction dont on l'a chargé, et par là de décourager les élèves, d'établir entre eux des différences …

Certaines de ces objurgations ont une fâcheuse propension à dissuader le professeur de faire son métier.
Elles répercutent cependant - quoique " naïvement " du point de vue didactique - des "observations " respectables venues d'autres disciplines et le dilemme reste donc posé. Leur principal défaut est donc de vouloir s'imposer ou se justifier sans tenir compte de la dimension et des circonstances didactiques. Aucune de ces prescriptions n'est valide absolument et en toutes circonstances, aucune n'est applicable à toute connaissance à enseigner, sans une conversion didactique qui tient compte de la nature et de la spécificité du savoir enseigné.
Tous les enfants essaient d'influencer leur environnement et, obligés de passer par la décision d'adultes, ils développent très tôt des stratégies rhétoriques pour satisfaire leurs désirs. C'est dans cette période que commencent à se mettent en place chez eux, à la fois
- toute une hiérarchie de moyens d'influence, permis ou interdits, explicites ou inexprimables, dans divers type d'interactions
- un répertoire de formulations des " règles " et de leurs violations,
- et la conscience de leur état comme être humain pouvant exercer sa propre volonté
C'est donc très tôt qu'il faut entreprendre d'enseigner aux enfants la pratique des " situations de validations rationnelles ". Ce sont des situations où deux interlocuteurs coopèrent dialectiquement dans le but d'établir ou de rejeter la vérité d'une assertion. Ils coopèrent mais sans concession, l'un proposant, l'autre s'opposant au premier dès qu'il en voit l'occasion, jusqu'à l'acceptation sincère de l'évidence.
Mais quel est le genre de situations qui peut exiger et permettre le développement des différents axiomes et théorèmes de la logique et amener à leur prise de conscience ?

Guy Brousseau

 

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Les réactions à la contribution de Guy Brousseau seront
publiées dans la Lettre de la Preuve de Automne 2004

© G. Brousseau

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