La lettre de la Preuve

       

ISSN 1292-8763

Septembre/Octobre 2000

 
Raccourcis dans les démonstrations

par

Jean-Paul Delahaye
Universite des Sciences et Technologies de Lille

 

Des exemples...

1. Indigestes systèmes formels

La codification des démonstrations rend celles-ci testables par ordinateur, mais pas très agréables aux humains. L'un des premiers systèmes entièrement codifiés de preuves est celui de B. Russell et A. Whitehead, qui ont essayé de rester le plus près possible du formalisme qu'ils définissaient. Voici un extrait de leur ouvrage Principia Mathematica, proposé ici pour en montrer l'intérêt... esthétique. On reconnaît en 52.21 un énoncé qui signifie que l'ensemble vide (le V retourné) n'est pas élément de 1 qui, par définition, dans ce système, est la classe de toutes les classes ayant un seul élément. Chaque énoncé est soigneusement justifié par sa preuve donnée juste après, qui en permet, en théorie, la vérification mécanique. Pas un mot n'apparaît.

 

2. Les abus dans les exposés mathématiques

Les raccourcis et omissions pratiqués lors d'exposés sont bien pires que ceux qu'on trouve dans les textes écrits. Des recensions humoristiques de ces abus ont plusieurs fois été proposées. En voici une, largement inspirée par celle de la revue Plot (APMEP Orléans-Tour, n° 86).

o Démonstration par l'évidence : "La démonstration est triviale" ; "Immédiat à partir des définitions" ; "On obtient sans peine que..." ; "On voit que..."

o Démonstration par la confiance : "Vous n'avez qu'à essayer, vous verrez, ça marche". Variante : "Je l'ai démontré hier chez moi, aucune difficulté."

o Démonstration par consensus : "Tous ceux qui sont d'accord lèvent la main". Variante encore plus efficace : "Tous ceux qui ne sont pas d'accord lèvent la main."

o Démonstration par commodité dénommée "nos désirs sont des réalités" : "Ce serait si beau si c'était vrai, donc..." (Redoutablement dangereuse.)

o Démonstration par nécessité : "Ça doit être vrai, sinon toutes les mathématiques s'effondreraient." Variante : "Le cas contraire contredirait un résultat bien connu qui ne peut pas être faux." (Peu de travail est nécessaire pour en tirer une bonne vieille preuve par l'absurde.)

o Démonstration par plausibilité : "Ça a l'air bon, donc ça doit être vrai." (Très utilisé pour évaluer le résultat d'un long calcul ; ne pas en abuser.)

o Démonstration par intimidation : "Ne soyez pas stupide! Bien sûr que c'est vrai." Variantes du débutant : "Même un débutant sait ça" ; "Vous l'avez vu en sixième"." Variante du devoir pour demain : "Ceux qui en doutent feront la démonstration pour demain sur une feuille qu'ils me rendront." Variante du tableau : "Si quelqu'un a des doutes, il passe au tableau le démontrer."

o Démonstration par manque de temps : "Il ne me reste pas assez de temps, vous ferez la démonstration vous-même."

o Démonstration par complexité : "La démonstration est trop compliquée pour être donnée ici." Variantes : "Je ne peux pas vous le faire, car ça fait partie du programme de l'année prochaine." "J'ai fait le calcul en 1985, c'est assez pénible, je n'ai pas envie de le refaire."

o Démonstration par accident : "Tiens, tiens, qu'avons-nous là..." (En fait, tout était calculé par avance pour obtenir le résultat prétendument inattendu.)

o Démonstration par la définition dite méthode du postulat d'Euclide : "On le définit comme vrai." (En abuser risque de diminuer l'intérêt de votre cours.)

o Démonstration par la tautologie : "C'est vrai, parce que c'est vrai." (Risque de vous faire perdre du crédit, mieux vaut utiliser une des autres méthodes.)

o Démonstration par référence : "Comme c'est établi à la page 289 du ..." (Là encore, si vous en abusez, vous viderez votre cours de sa substance.)

o Démonstration par perte de référence : "Je sais que j'ai vu la démonstration quelque part." (Même si c'est du bluff, préférez la méthode précédente.)

o Démonstration par manque d'intérêt : "Y a-t-il quelqu'un qui souhaite vraiment voir la démonstration?" Variante en combinant avec la démonstration par complexité : "La démonstration est longue et pénible. Est-ce que je la fais?" Variante dite du calcul merdique : "En général, quand je me lance dans ce calcul, je me plante. On y va?"

o Démonstration par obstination : "Vous pouvez croire ce que vous voulez, moi je vous dis que c'est vrai." Variante du contre-exemple : "Trouvez-moi un contre-exemple, en attendant je considère que c'est vrai." (Contraire à la déontologie la charge de la preuve ne serait pas à celui qui affirme.)

o Démonstration par analogie : "C'est la même chose que..." ; "Il suffit de s'inspirer de..." "On procède comme pour..." (Moyen efficace d'obtenir des résultats faux : le procédé a coûté cher à de nombreux mathématiciens.)

o Démonstration par autorité : "Borsnbuch l'a dit." Variante dite de l'ascenseur : "J'ai rencontré Borsnbuch dans l'ascenseur, et il est d'accord."

o Démonstration par symbolisme excessif : "a > 0 $b > a F(ÿA(a)) > 0 ŸB(b)fi ..." Variante dite du renvoi multiple : "On conclut en combinant les lemmes 1, 3, 8 et 15 avec le théorème 12, puis en utilisant les propositions 7, 9 et 21."

o Démonstration par appel à l'opinion publique : "Si c'était vrai ça se saurait, donc c'est faux..." (Contrairement aux apparences, ce procédé marche bien, car les résultats simples qui n'ont pas été démontrés sont généralement faux.)

3. Le vide et les entiers de Von Neumann

Un exemple remarquable de situation où un formalisme élégant conduit à des notations impraticables si on ne les accompagne pas de notations raccourcies est celui des entiers de von Neumann, qui permettent en théorie des ensembles de construire les nombres à partir de l'ensemble vide. Ceux-ci sont définis en posant 0 = {} (l'ensemble vide), n + 1 = n " {n}, ce qui donne :

0 = {}

1 = {{}}

2 = {{}, {{}}}

3 = {{}, {{}}, {{}, {{}}}}

4 = {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}}

5 = {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}}}

6 = {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}}}}

7 = {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}, {{}, {{}}, {{}, {{}}}}}}}}

Imagine-t-on combien il serait pénible d'écrire les tables de multiplication dans ce formalisme!

4. Preuves sans mots

 

5. Preuve heuristique imossible (aujourd'hui) à transformer en preuve formelle

On considère la suite des nombres entiers définie par :

x1 = 2,

x2 = [le plus petit facteur premier de x1 + 1] =3,

x3 = [le plus petit facteur premier de x1x2 + 1] =7, ...,

xn+1 = [le plus petit facteur premier de x1x2... xn + 1], ...

Le début est 2, 3 , 7, 43, 13, 53, 5, 6221671, 38709183810571, 139, 2801, 11, 17, 5471, ...

Cette suite d'Euclide-Mullin n'énumère que des nombres premiers différents. En effet, yn = x1x2... xn + 1 n'est pas divisible par x1 (sinon 1 le serait comme différence de deux nombres divisibles par x1). Le nombre yn n'est pas divisible par x2 (sinon 1 le serait), etc. Puisque yn n'est divisible par aucun des nombres premiers, x1, ...., xn, xn+1 est un nouveau nombre premier, et donc tous les xi sont des nombres premiers distincts. La question est de savoir si cette suite énumère tous les nombres premiers sans en oublier (bien sûr, ce sera dans le désordre). On pense que oui et l'on propose la preuve heuristique suivante.

Supposons que la suite ne contienne pas tous les nombres premiers. Soit p le plus petit nombre premier qui n'est pas dans la suite. À partir d'un certain N, tous les nombres premiers inférieurs à p seront parmi les nombres
x1, ..., xN. Si n est un entier quelconque plus grand que N, le nombre yn = x1x2... xn + 1 peut être considéré comme un nombre quelconque vis-à-vis de p, et donc ce nombre a une chance sur p d'être un multiple de p (car un entier sur p est multiple de p). Le nombre yn a donc une probabilité de (1-1/p) de n'être pas multiple de p, qui est aussi la probabilité que xn+1 soit différent de p. La probabilité pour que ni xN + 1 ni xN+2... xN+k ne soient égaux à p est donc (1&endash;1/p)k qui tend vers 0 à l'infini. Autrement dit, la probabilité pour que p n'apparaisse pas dans la suite xn est nulle. Donc p apparaît dans la suite, ce qui contredit sa définition. Donc, tout nombre premier p apparaît dans la suite xn, qui n'est pas autre chose que la liste des nombres premiers, sans répétition et écrite dans le désordre.
  Un tel raisonnement est presque bon, mais il suppose que yn est tiré au hasard, ce qui n'est pas le cas, et donc, sans un complément (que personne n'a réussi à découvrir et qui semble hors de portée des méthodes mathématiques actuelles), la preuve heuristique n'est pas une preuve acceptable.

Texte publié la première fois dans
"Pour la Science" n°268, Février 2000

© Pour la Science 2000

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