© Yasuhiro
Sekiguchi
|
Cette contribution discute les relations entre
argumentation et démonstration dans une perspective
culturelle. Certains chercheurs ont récemment
suggéré que l'apprentissage de la
démonstration ou de la preuve devrait prendre place
dans le contexte d'une activité d'argumentation, en
d'autres termes dans le contexte de l'échange de
conjectures, d'explications, de justifications et de
réfutations entre les élèves. Je
discute ici cette idée dans une perspective
culturelle, prenant pour cas la culture japonaise, et je
montre qu'une prise en considération précise
de la culture dans la société et dans la
classe, est nécessaire pour implanter l'apprentissage
de la démonstration dans des activités
d'argumentation.
Dans ce but j'utilise le concept de
communication comme un cadre général. Parce
que je considère que (1) les aspects culturels sont
bien représentés dans le style de
communication, (2) l'argumentation est un type verbal de
communication, et (3) la démonstration est une
composante importante de la communication dans la
communauté mathématique.
Dans ce qui suit, je décris d'abord les
styles de communication dans la culture japonaise, les
comparant avec ceux de la culture occidentale. Ensuite, je
considère l'argumentation et la démonstration
dans les écoles japonaises, me concentrant sur la
façon dont elles sont liées aux styles de
communication généraux dans la culture
japonaise.
Communication et argumentation
dans la culture japonaise
Barnlund (1975) a mis en évidence que la culture
japonaise traditionnelle ne place pas toujours au plus au
niveau de valeur la communication verbale dans les
activités de communication. Le but de la
communication publique est la création d'une harmonie
("wa") parmi les participants. La divergence d'opinion est
conçue comme une menace pour cette harmonie. Aussi,
les personnes ont-elles une tendance à éviter
l'expression d'un désaccord en public. L'harmonie est
souvent symbolisée par une uniformité et une
homogénéité de l'apparence, du
comportement, de l'expression, etc., au sein de la
communauté. La communauté insiste sur les
obligations sociales ("gimu", "giri", "tatemae") en son
sein. La coopération plus que la compétition
est hautement valorisée. Ainsi, une personne qui
manque d'attention aux obligations communautaires en subit
parfois des conséquences dans un registre de
caractère plutôt émotionnel -- par
exemple, accusation, mise à l'écart, ou
expulsion -- que rationnel. Il est bien connu que même
dans les conférences universitaires, les japonais
entrent rarement ouvertement dans des débats
contradictoires ; exprimer une opposition de façon
directe est considéré comme une impolitesse :
l'opposition est habituellement exprimée
indirectement ou euphémiquement. Ce style japonais de
communication pourrait être appelé le
"modèle collectif" (Moeran 1984).
Bien sûr, les individus de sont pas
toujours d'accord entre eux, quelle que soit la culture. Ils
doivent avoir la possibilité d'exprimer et de
négocier leurs opinions personnelles. Le
"modèle collectif" (NdT: "group model"
dans le texte) ne décrit pas ces possibilités.
Comme Morean le met en évidence, il existe un
modèle complémentaire dans la communication
japonaise (un modèle "d'échange social"), dans
lequel les individus échangent leurs opinions
spontanées et leurs impressions (Morean 1984). Dans
des occasions informelles, comme des discussions
privées entre amis proches ou des conversations lors
d'une "drinking party" entre collègues de travail,
les personnes expriment de façon plutôt ouverte
leurs opinions et sentiments ("ninjo", "honne") et les
négocient.
A propos du processus d'échange d'opinion
dans les cultures occidentales, Toulmin (1958) décrit
un format d'argumentation (le "modèle de Toulmin")
qui comprend quatre composants : "affirmation", "fondement",
"garantie" et "qualificateur" (indique la force d'une
garantie). Ce sont là les "armes" du style occidental
d'argumentation. Comme Lakoff et Johnson (1980) le
suggèrent, une métaphore de la "guerre"
sous-tend cette argumentation:
Beaucoup de ce que nous faisons en argumentant
est partiellement structuré par le concept de
guerre. Bien qu'il n'y ait pas de bataille physique, il y
a une bataille verbale, et la structure de
l'argumentation -- attaque, défense,
contre-attaque, etc. -- en rend compte (ibid. p.4)
Par contraste, au Japon, pour évoquer
l'échange de propos en public ou en privé est
habituellement on utilise le mot "hanashi-ai" ; ce mot
signifie conversation ou consultation mutuelle, et ne
signifie pas guerre. Parce que les personnes essaient
d'éviter une confrontation directe, elle tente
d'avancer leurs opinions de façon ambiguë de
telle façon qu'elles puissent les abandonner ou les
changer aisément si d'autres indiquent leur
opposition. Aussi, les protagonistes de "hanashi-ai" ne
mettent-ils pas en général en avant des moyens
de défense logique tels que "fondement", "garantie"
ou "qualificateur". Même dans les situations dans
lesquelles le modèle d'échange social
fonctionne, les personnes tendent à éviter
d'utiliser les armes de la logique parce qu'elles ont le
sentiment que l'argumentation logique est impersonnelle
("katakurushii"). Dans la vie ordinaire, logique ("ronri")
est souvent pris pour "rikutsu". Ce dernier mot est souvent
utilisée de façon dérogatoire. Les
arguments qui soulignent "rikutsu" sont
considérés comme étant superficiels et
ne touchant pas l'audience. Ainsi, même dans le
modèle de l'échange social, l'argumentation
logique n'a pas la faveur.
Argumentation et preuve dans les
classes japonaises
Dans les écoles japonaises, la vie de la classe
offre des occasions d'interactions formelle ou informelles,
au sens de la culture japonaise. Les leçons appellent
habituellement des échanges d'opinions dans la classe
entière ou en petits groupes. Ces échanges
sont encore appelés "hanashi-ai" comme dans la
société adulte, et les enseignants jouent un
rôle important dans la gestion des "hanashi-ai" dans
la classe.
Comme cela a déjà
été dit, offrir au débat public des
arguments personnels n'est pas encouragé par la
culture japonaise. Cependant, à l'école, les
enfants ne sont pas entièrement socialisé au
sens de la culture adulte. Ils expriment parfois directement
leur opposition ou désaccord au cours de discussions
dans la classe, et peuvent mettre en danger l'harmonie de la
classe. L'enseignant joue un rôle important dans cette
circonstance, il exprime du respect pour les idées
des enfants, qu'elles soient correctes ou non. L'enseignant
essaie d'utiliser le conflit entre les enfants comme une
bonne occasion pour approfondir leur compréhension de
ce qui est en question. C'est à dire qu'il ne prend
pas en charge le conflit seulement comme le problème
des enfants qui y sont engagés, mais au contraire il
le tourne en un problème pour la classe
entière : le conflit et partagé entre les
membres de la classe, il devient "notre" problème
(cf. Lewis, 1995, pp. 125-130). L'enseignant encourage la
classe entière à y réfléchir et
à faire des suggestions. Tous les membres de la
classe sont sensés travailler ensemble à
trouver une solution au problème, de telle
façon que la solution obtenue permette de restaurer
l'harmonie de la communauté de la classe.
Les enseignants japonais posent un
problème plutôt stimulant lors du début
de la leçon. Ils encouragent les élèves
à présenter leurs propres idées pour
contribuer à une solution. Lors de la leçon,
l'enseignant demande aux élèves de faire
"hanashi-ai" en petits groupes, ou en classe entière.
Parce que le problème est difficile, les
élèves formulent souvent des conjectures et
des idées fausses, et font des erreurs dans des
procédures. Comme le problème est
laissé ouvert, les enfants peuvent aussi produire
plusieurs solutions différentes. L'enseignant les
encourage à comparer leurs idées et solutions,
à cette occasion des contre-exemples peuvent
être trouvés et des contre-arguments peuvent
être apparaître. L'enseignant utilise à
dessein de telles opportunités pour stimuler la
réflexion des enfants. La discipline (ou morale)
traditionnelle japonaise met un accent très fort sur
la réflexion ("hansei") sur les erreurs faites par
soi-même et sur l'appréciation des
contributions des autres, elle encourage ainsi la
coopération entre les enfants (cf. Lewis, 1995). Bien
que "hanashi-ai" puisse conclure sur quelle solution est
meilleure, correcte, efficace, élégante, ou
avoir d'autres qualités encore, la compétition
entre les enfants est en général
découragée. Ainsi, en principe, il n'y a ni
gagnant, ni perdant dans "hanashi-ai", contrairement au
style de l'argumentation occidental.
Les leçons de mathématiques dans
les écoles japonaises mettent l'accent sur le
"wakaru" (compréhension) des idées
mathématiques. Mémoriser des formules ou
développer la dextérité, ne sont pas
considérés comme des thèmes centraux de
l'apprentissage. Dans les mathématiques scolaires,
nous insistons sur l'importance qu'il y a à poser la
question du "pourquoi " dans la réfexion : les
questions "pourquoi ?" encouragent l'interrogation sur les
origines" (causes, prémisses fondamentales) des
phénomènes étudiés et la
description d'un chemin (causal ou logique), "sujimichi",
qui conduise des origines au phénomène.
Répondre à la question "pourquoi ?" est
appelé "wake" ou "riyu" (raisons). Les
activités pour trouver et expliquer "wake" ou "riyu"
sont considérées comme essentielles pour
l'apprentissage de la démonstration au Japon.
Démonstration est traduit par "shoumei"
en japonais. Au secondaire (junior hight school), expliquer
"wake" ou "riyu" est souvent traduit par "setsumei". Les
activités pour "setsumei" sont habituellement
conduites avant l'introduction du concept de
démonstration, "shoumei". Les termes "wake", "riyu"
et "setsumei" sont communément utilisés par
les élèves dans leur vie quotidienne. Par
contraste, le terme "shoumei" apparaît rarement dans
le vie quotidienne ; aussi doit-il être explicitement
introduit et enseigné à l'école. Dans
les écoles japonaises, le terme "shoumei" est d'abord
introduit en mathématiques, au cours de leçons
de géométrie, en huitième année
de la scolarité. Au cours d'une leçon,
"shoumei" d'un assertion mathématique et
habituellement défini soit comme l'acte de montrer
logiquement que l'assertion est vraie, soit comme le produit
de cet acte sous la forme d'un texte écrit. Enfin,
"shoumei" est conçu comme un type particulier de
"setsumei", caractéristique des
mathématiques.
L'enseignement de la démonstration a
été traditionnellement pensé dans le
cadre du "modèle collectif", mentionné plus
haut, de la communication japonaise. "Shoumei" doit
dériver l'assertion énoncée des
prémisses acceptées ; cela correspond à
l'idée de "suivre les obligations sociales de la
communauté". Ainsi, le "modèle collectif" de
la communication publique japonaise semble être bien
adapté au processus d'expression des preuves.
L'enseignement de la démonstration et la structure de
"hanashi-ai" dans les classes japonaises semblent plus
consistantes avec le style traditionnel de communication au
Japon, que le modèle de Toulmin.
Les conclusions ci-dessus suggèrent qu'il serait
culturellement difficile pour les japonais d'implanter
complètement le modèle d'argumentation de
Toulmin dans la classe, et donc d'enseigner la
démonstration comme une activité de nature
argumentative. L'idée que l'apprentissage de la
démonstration devrait prendre place dans le contexte
d'une activité argumentative semble nettement
être le résultat d'une influence occidentale.
Les enseignants japonais doivent-ils adopter une telle
idée ?
References
Barnlund D. C. (1975) Public and private self
in Japan and the United States: Communicative styles of two
cultures. Tokyo: The Simul Press.
Lakoff G., Johnson M. (1980) Metaphors we
live by. Chicago: The University of Chicago Press.
Lewis C. C. (1995) Educating hearts and minds:
Reflections on Japanese preschool and elementary
education. Cambridge, UK: Cambridge University
Press.
Moeran B. (1984). Individual, group and seishin:
Japan's internal cultural debate. Man 19,
252-266.
Toulmin E. S. (1958) The uses of argument.
Cambridge. UK: Cambridge University Press.
[Traduction française : Les usages de
l'argumentation (de Brahanter P., traducteur).
Paris: PUF, 1993]
NdT
: termes repris de la traduction française de Toulmin
|